- GOTHIQUE (ART)
- GOTHIQUE (ART)L’approche de l’art gothique a été profondément renouvelée depuis la fin des années 1970 à la suite d’une remise en cause des thèses énoncées au milieu du XIXe siècle. Les schémas traditionnels ont éclaté à la suite de recherches qui concernent d’abord l’architecture, mais également les autres techniques. La théorie fonctionnaliste élaborée par Viollet-le-Duc, qui a servi d’axe de réflexion pendant un siècle, avait enfermé la recherche dans un tel carcan que des pans entiers de l’histoire de l’architecture se sont trouvés exclus du champ de celle-ci: l’Allemagne, l’Angleterre, l’ouest et le midi de la France. Leur profonde originalité, qui s’éloigne de la conception gothique élaborée dans le nord de la France, enrichit la vision que l’on peut avoir de l’art gothique dans son ensemble. Il faut dire que la conception linéaire de l’histoire, fondée sur le postulat de l’évolution des formes, est frappée d’un si grand nombre d’exceptions qu’elle se révèle aujourd’hui paralysante. Elle laisse le long de son parcours définitif des œuvres majeures qui ont le tort de ne pas s’inscrire dans la continuité (la cathédrale de Bourges, par exemple). L’histoire de l’art n’est plus réductible à la seule évolution des formes. Les retours en arrière lui appartiennent comme les fantastiques avancées qui laissent souvent certaines œuvres isolées dans leur milieu. Le chef-d’œuvre ne se reconnaît pas seulement à sa modernité. En outre, des champs entiers de l’histoire de l’art n’avaient guère retenu l’attention autant qu’ils le méritaient. En architecture, le monde religieux avait servi à définir la conception gothique. La prise en compte de l’architecture civile, de l’architecture édilitaire, de l’architecture militaire oblige à nuancer les affirmations concernant la localisation des progrès techniques. Dans d’autres domaines que celui de l’architecture, l’apport se révèle plus novateur encore par la découverte et l’exploitation de nouveaux champs: l’étude de l’enluminure n’en est qu’à ses débuts; les arts précieux demeurent la grande interrogation lorsqu’on admet que les chefs-d’œuvre ont pour la plupart disparu. On sait ce qu’a apporté sur ce point le corpus des émaux limousins. Le rôle mieux perçu du vitrail dans son rapport avec l’architecture a permis de saisir la complexe dialectique que le verre entretient avec la pierre. Une nouvelle estimation de l’échelle des valeurs dans le domaine de la sculpture a permis de prendre en compte la fantastique créativité de l’Europe centrale au XVe siècle. Par là même, le monde gothique se révèle plus riche qu’on ne le croyait jusqu’à une date récente. Ce que l’on appelait l’automne, parfois le déclin du Moyen Âge, est une période d’intense création. Que l’on songe seulement à la technique inventée alors, la gravure, qui va diffuser à travers l’Europe entière une nouvelle conception esthétique.Au-delà de cette diversité qui tient aux pays, aux époques, il existe une réalité gothique qui se définit en grande partie par opposition au monde roman et à la Renaissance. Il est donc indispensable de bien mettre en évidence ce qui relève de la continuité – la technique –, ce qui appartient à la rupture – le style. L’ogive, inventée par les architectes romans, ressortit à la première mais marque la seconde lorsque les architectes gothiques en firent un moyen de définir un style. Son emploi leur permit de bouleverser la conception spatiale de leurs monuments. Aussi est-ce dans ces ruptures qu’il conviendrait d’analyser l’art gothique et à travers celles-ci de concevoir l’unité qu’il préserve malgré tout.1. L’émergence d’un style: 1140-1190L’art nouveau apparaît en Île-de-France. Cette région, qui n’avait pas eu à l’époque précédente un rôle important, devient déterminante dans l’histoire de l’Europe. Plus précisément, c’est à l’abbatiale de SaintDenis que s’affirme le nouveau style: il s’oppose à la production contemporaine par un choix esthétique clairement affirmé, par la volonté d’intégrer toutes les techniques, mais aussi par le désir de le faire savoir. À la façade occidentale, achevée en 1140, on découvre un ensemble sculpté jamais réalisé jusqu’alors. À l’abside entreprise en 1140, terminée en 1143, consacrée en 1144, se matérialise une nouvelle conception architecturale caractérisée par la fusion des différents espaces, par une étroite association entre le verre et la pierre. Au trésor, Suger ajoute des pièces d’orfèvrerie majeures. L’abbé de Saint-Denis Suger ne s’est pas lancé dans cette aventure sans avoir su en trouver les moyens: le rétablissement des finances de l’abbaye les lui donna. Il fit appel à des artistes venus d’horizons différents et sut en faire une équipe. Suger a inventé le portail à statues-colonnes. Taillées dans un même bloc de pierre, statues et colonnes innovaient certes sur le plan technique, mais aussi dans les domaines de l’architecture, de l’iconographie, du style. Elles participent à la tension verticale du monument. Elles introduisent le principe de concordance entre l’Ancien et le Nouveau Testament: les rois et les reines de l’Ancien Testament, auxquels s’ajoute au trumeau le saint éponyme. Elles établissent une conception plastique issue d’une réflexion sur les œuvres de métal: les plis taillés dans la pierre conservent l’acuité du repoussé, les visages sont traités par grandes masses aux plans rompus, leur étrangeté est soulignée par les perles de verre qui garnissent les yeux. Si la façade harmonique n’apporte que peu d’éléments nouveaux par rapport aux expériences romanes de la Normandie, elle est dès lors retenue comme la solution satisfaisante du traitement du front occidental d’un édifice religieux. L’architecture du chevet se montre plus révolutionnaire dans son plan et son élévation. Le premier est clairement défini, avec son double déambulatoire et ses chapelles rayonnantes; la fusion de ces trois espaces en un volume unifié s’inscrit dans la volonté de rupture: un mur d’enveloppe extérieur intègre par son mouvement chacune des chapelles; des colonnes en délit supportent les couvrements des déambulatoires intérieur et extérieur auxquels se trouve associée la chapelle, grâce à une ogive supplémentaire qui permet l’unicité des volumes. L’emploi de l’ogive apparaît déterminant: il donne la possibilité de réduire le mur et de percer largement d’immenses baies, qui diffusent une lumière unificatrice vivifiée par le verre.L’architectureL’architecte de Saint-Denis avait formulé d’emblée la nouvelle conception architecturale qui s’oppose à celle de l’époque romane. Celle-ci juxtapose les masses, additionne les volumes. L’architecte gothique cherche à unir les premières, à fondre les seconds. L’arc-boutant y joue un rôle tout aussi important que l’ogive. Il lie les masses entre elles et crée une dynamique verticale; il permet de réduire le rôle porteur du mur, qui pourra ainsi être largement percé afin de permettre une libre circulation de l’air: la dimension des baies, des grandes arcades s’inscrit dans cette volonté d’amplifier les vides au détriment des pleins. En même temps, la travée est l’objet de nouvelles recherches qui aboutiront à la considérer comme une cellule dont le renouvellement définit le volume intérieur par une double dynamique: en hauteur à l’aide des supports dont le mouvement aboutit à la clé de voûte unificatrice; en longueur grâce à cet effet répétitif.Avant d’aboutir à ce résultat avec la cathédrale de Chartres, à la fin du siècle, la seconde moitié du XIIe siècle fait preuve d’une invention renouvelée à chaque décennie qu’expliquent les personnalités de commanditaires exceptionnels, les évêques, qui n’ont pas hésité à faire appel à des architectes audacieux. L’une des originalités concerne le plan: on constate l’abandon du transept à Sens (1140), à Senlis (1160), à Paris (1160), à Bourges (1170) pour mieux harmoniser le volume intérieur encombré par cet élément transversal. La réflexion s’est portée sur l’élévation intérieure et sur le couvrement. Dans la première génération, l’élévation est à trois niveaux: on abandonne les tribunes au profit d’un triforium ou d’ouvertures sous combles (Saint-Denis, Saint-Germain-des-Prés). Très rapidement, les architectes reviennent à la tribune (Senlis), avant d’adopter le parti normand des quatre niveaux vers 1160: Laon, Paris. Dans cette dernière cathédrale, l’architecte abandonne le «mur épais» et les effets plastiques au profit d’une conception plane. Le couvrement sexpartite, conséquence de l’alternance des supports traditionnels en Normandie, ne soulève pas moins de difficultés, car il provoque une dislocation de la travée. Cette alternance est conservée à Paris et à Laon, les architectes cherchant à concilier voûtement sexpartite et supports identiques en adoptant des colonnes.Le traitement du mur retient l’attention des architectes de la décennie de 1160, qui rejettent la formule parisienne: transept de Noyon, bras sud de Soissons, chevet de Saint-Remi de Reims. Par le dédoublement du mur, ils traitent de façon subtile la lumière pour donner l’impression d’une architecture plus légère qu’elle ne l’est et pour obtenir des effets plastiques de clair-obscur. Les architectes normands n’avaient guère prévu ces conséquences de diaphanie et de démultiplication de l’espace, particulièrement poussées à Soissons, ni saisi les possibilités offertes par cette technique.Cette complexité dans le traitement intérieur rend compte des différences fondamentales entre les grandes réalisations. Saint-Denis avait offert une solution d’ouverture, remise en cause dès la génération suivante. Les architectes de Sens et de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, replient sur lui-même chacun des différents volumes au détriment d’un espace unifié. Celui de Reims aboutit à un compromis original en enfermant la partie inférieure de la chapelle rayonnante et en supprimant au-dessus les murs de séparation.Parallèlement à ceux de l’Île-de-France, les architectes de l’Ouest élaborent un parti radicalement différent. Il s’inscrit dans la continuité avec la nef unique (Angers) ou l’église-halle (Poitiers), et dans la rupture avec l’adoption de voûtes, d’ogives très bombées dont les poussées se rapprochent de la verticale. L’architecte de Poitiers a enfermé dans une boîte rectangulaire un volume entièrement dégagé, grâce à l’interpénétration de trois vaisseaux d’égale hauteur.L’Angleterre, si créatrice à l’époque romane, a compris rapidement la portée de cette nouvelle esthétique qui s’appuyait sur la technique de la voûte qu’elle connaissait depuis près d’un siècle (Durham). On s’explique ainsi que les religieux de Cantorbéry aient fait appel à un architecte français, Guillaume de Sens, après l’incendie de leur cathédrale (1174). Celui-ci adopte une élévation à trois niveaux dans le chœur, des colonnes cylindriques, mais conserve le marbre de Purbeck qui va donner à l’architecture anglaise une tonalité particulière et un rythme affirmé. La liberté de l’architecte français s’affirme plus encore à Trinity Chapel qu’il a entièrement conçue et qu’a réalisée son successeur Guillaume l’Anglais.La sculptureLa sculpture monumentale de la seconde moitié du XIIe siècle offre cette même diversité, dans le domaine de l’iconographie comme dans celui du style. On assiste à la disparition du thème de l’Ascension vers 1160, de celui de la seconde Parousie dix ans plus tard; à l’apparition de la Vierge en majesté en 1150 (Paris, Chartres), du Couronnement de la Vierge en 1170 (Senlis). La sculpture monumentale se diffuse dans les cloîtres et à l’intérieur des édifices. Saint-Denis avait déjà offert le principe du cloître sculpté de statues-colonnes qui se répand alors: Saint-Maur-des-Fossés, Beauvais, Sens et surtout Notre-Dame-en-Vaux, à Châlons-sur-Marne, qui comporte soixante-quinze statues-colonnes. Le gisant, dont l’Empire offrait des témoignages plus anciens, apparaît comme le correspondant horizontal de la statue-colonne. Il se répand dès 1150, à partir des gisants royaux de Saint-Germain-des-Prés, taillés dans la pierre, exécutés dans le métal.Le portail royal de Chartres constituait la référence stylistique obligatoire dans l’histoire de la première sculpture gothique. Tendu à l’aplomb occidental des deux tours entre 1145 et 1155, il offre encore dix-neuf statues-colonnes sur les vingt-six originelles. Mais, avant cette époque, des sculpteurs avaient réalisé des ensembles non moins importants: à La Charité-sur-Loire, à Souvigny, qui se singularisaient par un style incisif et une rigueur toute métallique. À Notre-Dame de Paris, le portail Sainte-Anne, récemment redécouvert, offre une formule qui doit elle aussi beaucoup à l’art du métal, mais interprétée avec une sensibilité différente de celle qui se manifeste à Saint-Denis. Cette tension n’apparaît pas à Notre-Dame de Chartres: le Maître principal possède un sens aigu du volume, qu’il stylise à outrance. Les solutions diverses qui sont trouvées – entre 1140 et 1155 – relèvent cependant d’une communauté de recherches. Mais il faut souligner que la formule de Chartres, plus aisément transposable, devait inspirer nombre de sculpteurs à Bourges (vers 1160), à Angers, au Mans. Celle de Saint-Denis était trop visionnaire pour être aisément assimilée.Au cours des années 1170 apparaît une autre tendance qui s’inscrit à la fois dans la tradition de la façade occidentale de Saint-Denis, enfin acceptée, et dans celle du portail de Chartres (la porte des Valois à Saint-Denis, Mantes, Senlis). Les sculpteurs affirment leur originalité par un jeu complexe de courbes et de contrecourbes dans les plis, par le mouvement des draperies, par les effets d’ombre et de lumière dans les voussures, qui ne sont pas sans évoquer ceux de l’architecture à la même époque.À l’étranger, seule l’Espagne adopte ce style à Santa María la Real de Sangüesa, inspiration directe du portail royal de Chartres. L’entreprise la plus ambitieuse, réalisée en 1188 par Maître Mathieu, est le portique de la Gloire à Saint-Jacques-de-Compostelle. Le sculpteur y manifeste une indépendance par rapport aux modèles, tout en adoptant le thème de la statue-colonne. Tout en marquant son attachement à la tradition romane, il lui apporte le mouvement et il insuffle la vie aux visages des statues.Le vitrailLe vitrail est devenu depuis Saint-Denis le complément obligatoire d’un monument. Les trois vitraux de la façade occidentale de Chartres s’inscrivent dans cette optique, aussi bien par leur iconographie que par leur style. Les couleurs se règlent sur un bleu que l’on a récemment redécouvert après nettoyage. Ces vitraux témoignent cependant de recherches plus monumentales. Les grands ensembles ont souffert, ne laissant souvent que des lambeaux de verrière. L’un des plus éloquents, malgré les restaurations, est celui de Saint-Remi, à Reims: les gigantesques figures, placées sous des dais, entretiennent des rapports étroits avec la sculpture monumentale. Dès cette époque, l’histoire du vitrail se trouve tiraillée entre le monumental (Reims) et l’enluminure (cathédrale de Troyes). Dans ce domaine, c’est également la diversité qui frappe: au Mans, les maîtres verriers doivent beaucoup à Chartres. L’ouest de la France marque plus d’indépendance (Poitiers), de même que Cantorbéry.Le style 1200La fin du siècle est marquée dans le nord de l’Europe par un courant stylistique auquel les plus grands artistes ont été sensibles. Depuis une importante exposition organisée en 1970 à New York, au Metropolitan Museum, on lui a donné le nom de «style 1200». Il s’agit de la synthèse d’une vague byzantinisante qui touche une grande partie de l’Europe et d’une méditation renouvelée de l’art antique. Nicolas de Verdun illustre avec maîtrise ce courant, dont il n’est pas le créateur, mais qu’il a su élever au plus haut niveau dans les quelques œuvres d’orfèvrerie de sa main qui subsistent: l’ambon de Klosterneubourg (Autriche) daté de 1181, devenu retable au XIVe siècle; la châsse des Rois mages, à Cologne, celle de Notre-Dame de Tournai (1205). Il réussit à créer l’illusion du volume dans ces pièces émaillées et à donner une puissance monumentale aux œuvres traitées au repoussé. C’est par l’utilisation des plis mouillés qu’il arrive à ces effets. Le Psautier d’Ingeburge s’inscrit dans ce même courant (décennie de 1190) sans la nervosité de Nicolas: le Maître principal cherche plus volontiers la souveraine grandeur. La souplesse des draperies, la composition des scènes et surtout les couleurs utilisées participent à cette recherche.Le style 1200 ne marque pas seulement objets d’art et peintures, mais toutes les techniques: la sculpture monumentale (York et Laon), la sculpture mobilière (Fontevrault) n’y échappent pas. Il se caractérise par un rapport étroit entre le corps et les draperies qui l’accompagnent.2. Le gothique maîtrisé: 1190-1240Entre 1190 et 1240 s’élabore une conception fondée sur un nouvel équilibre entre le matériel et l’immatériel. Le mouvement, inauguré en 1194 à la cathédrale de Chartres, s’étend à toutes les techniques: dans l’architecture, il se manifeste par un rapport renouvelé entre les pleins et les vides. La sculpture redevient monumentale, de même que le vitrail et l’enluminure. Les recherches «maniéristes» des années 1170 sont abandonnées. Cette rupture est particulièrement brutale en architecture: les effets illusionnistes, le traitement subtil de la lumière, la démultiplication de l’espace font place à un parti clairement affirmé dans le traitement du mur. Cette puissante leçon devait être retenue durant une quarantaine d’années avant d’être remise en cause non moins brutalement, en 1231, par l’architecte du chœur de Saint-Denis. Cependant, l’art gothique ne conquiert pas facilement les régions qui l’avaient ignoré jusqu’alors. L’Empire demeure rétif par attachement à des formules majestueuses. L’Espagne, l’Angleterre sont conquises, même si elles apportent l’une et l’autre à la nouvelle esthétique une coloration particulière. L’Italie, malgré un attachement à l’art roman, se laisse toucher, mais de façon très marginale.Cette période correspond aux immenses entreprises architecturales: elles retiennent l’attention, stigmatisent les énergies, rythment l’activité artistique, enfin accompagnent l’évolution des formes quand elles ne la provoquent pas. La France du Nord demeure le grand chantier où s’élaborent les expériences qui deviennent aussitôt exemplaires.L’architectureAu XIIe siècle, la décennie de 1180 apparaît comme une pause: de grandes cathédrales sont en cours de construction suivant des schémas élaborés une vingtaine d’années auparavant. Aucune nouvelle cathédrale n’est entreprise, en revanche se pose la délicate question des perfectionnements techniques et, de façon plus spécifique, de celui de l’arc-boutant. Jusqu’à une date récente, il était admis que cet organe de contrebutée avait vu le jour au moment où les fondations de la nef de Notre-Dame de Paris étaient réalisées. Ainsi s’explique l’alternance des supports dans les collatéraux. Mais, pour des raisons d’harmonie générale, l’architecte n’avait pas osé en tirer la conclusion ultime, c’est-à-dire la suppression des tribunes devenues inutiles dans l’équilibre du vaisseau central. Il devait appartenir à la génération suivante d’en tirer les conséquences ultimes suivant des formules qui peuvent parfois s’opposer si l’on compare les cathédrales de Bourges, de Chartres et de Soissons.Le parti adopté à Bourges (1195) est si exceptionnel que l’on comprend qu’il n’ait pu servir de modèle, même si les architectes du Mans et de Tolède en ont conservé un reflet très estompé. Trois traits concernant le plan mettent en évidence son originalité: les doubles collatéraux, l’absence de transept, l’absence de chapelles rayonnantes, du moins à l’origine. La volonté est manifeste d’intégrer ces différents espaces. Elle est rendue possible par le parti pyramidant adopté avec les trois hauteurs de voûtes: 37 mètres, 27 mètres, 9 mètres. L’élévation du vaisseau central, réduite à trois niveaux, se trouve reproduite suivant des proportions moindres dans le collatéral intérieur; elle est à deux niveaux dans le collatéral extérieur. La hauteur des grandes arcades, leur largeur, la réduction des supports – qui conservent un souvenir de l’alternance en raison du couvrement sexpartite – ont permis d’ouvrir les espaces les uns sur les autres, tout en ménageant des points de vue toujours renouvelés.La suppression du transept est à cet égard essentielle. Le volume se trouve ainsi puissamment circonscrit vers l’extérieur, très ouvert à l’intérieur. La lumière joue un rôle dynamique dans cette unification, grâce aux immenses baies dont le nombre a été augmenté au chevet par de petites excroissances percées chacune de trois baies. Cette recherche d’unité marque également le traitement des masses extérieures qui s’étagent sur trois hauteurs en se rétractant, pour venir buter sur le revers de la façade occidentale: les arcs-boutants, avec leur double volée, remplissent leur rôle technique, mais aussi et peut-être surtout esthétique, par la liaison dynamique qu’ils établissent entre les différents volumes.Le parti du Maître de Chartres (1194) est différent. Certes il renonce lui aussi aux tribunes, adopte le collatéral simple dans la nef pour le dédoubler dans le chœur, mais surtout il donne un développement spectaculaire au transept qui devient un édifice transversal avec collatéraux et façade à chaque extrémité. La réflexion sur les problèmes posés par la travée a enfin abouti, fût-ce dans une alternance purement esthétique des supports. Le couvrement est quadripartite, ce qui permet d’établir une correspondance entre vaisseau central et collatéraux. Le Maître de Chartres articule son élévation sur une correspondance entre hauteur des grandes arcades et fenêtres hautes, le triforium de type «continu» venant s’établir comme un temps de repos. Il participe par là même à l’élaboration de la travée qui se focalise sur la clé de voûte et à la dynamique horizontale de l’édifice. La travée ainsi définie comme cellule répétitive lui permet de résoudre le délicat problème du transept, traité comme le vaisseau central. Le Maître de Chartres avait conçu à l’origine un monument dont le traitement extérieur aurait rappelé celui de la cathédrale de Laon aux neuf tours: les sept tours orientales restèrent inachevées afin de mettre en valeur la façade occidentale, qui devient ainsi le symbole de la cathédrale. Les arcs-boutants, avec leur double batterie, remplissent leur rôle technique mais aussi esthétique. Ils rompent avec la conception étagée du monde roman. Le Maître de Soissons, contemporain, s’inscrit dans une conception très proche, mais son écriture est plus nerveuse.Le Maître de Chartres, en revenant à une conception murale, devait jouer un rôle déterminant dans l’évolution de l’architecture. Il définit la travée, trouve un équilibre entre les pleins et les vides, entre les verticales et les horizontales. Les grands architectes du premier tiers du siècle suivent cette voie, mais ils modulent si fortement chaque élément qu’ils renouvellent fondamentalement chacun des édifices. L’architecte de Reims (1211), celui d’Amiens (Robert de Luzarches, 1220), celui de Beauvais (1225) ont chacun leur propre sensibilité. Le Maître de Reims reste fidèle aux principes adoptés à Chartres (triforium continu), mais il bouleverse les proportions des différents niveaux, renouvelle les techniques de construction en adoptant la fenêtre non plus construite mais bâtie, qui devient ainsi indépendante. Les deux autres architectes font preuve de plus d’audace encore pour monter les voûtes, allonger les grandes arcades, élargir les baies. À Beauvais, les parties hautes sont construites suivant une nouvelle esthétique qui sera définie à l’époque suivante: il s’agissait d’atteindre 48 mètres sous voûte. Dans le traitement des masses extérieures, l’arc-boutant apporte une dynamique de plus en plus affirmée. À Reims comme à Chartres, pour ne pas rompre cet effet, on abandonne les tours sur les bras de transept. Robert de Luzarches y renonce dès l’élaboration de son projet. L’accent est reporté sur la façade occidentale. Elle appartient au principe de la façade harmonique qui acquiert, grâce à un jeu savant de gables et de meneaux, un verticalisme très puissant.Cette formule dite chartraine rencontre un succès très vif non seulement en Île-de-France, mais bien au-delà, dans le Nord (Cambrai, Saint-Quentin, Bruxelles). Elle n’épuise pas la créativité de l’époque. Les architectes normands s’y opposent par fidélité à la tradition du «mur épais»: ils le creusent de passages, le couvrent d’un décor, jouent avec une rare dextérité de la modénature pour créer des accents puissants. Ils en tirent un effet original en accouplant les colonnes (Bayeux, Saint-Étienne, Caen, Coutances, Le Mans, Lisieux). À l’extérieur, ils demeurent fidèles à un jeu de masses géométriques. Les architectes du nord de la France et du sillon rhodanien montrent un certain conservatisme en adoptant des plans simples, un couvrement sexpartite et le mur épais. Dans l’ouest de la France, les architectes poursuivent leurs recherches d’unification du volume intérieur: la transformation de l’ogive qui perd toute signification porteuse pour devenir un élément de la dynamique architecturale s’inscrit dans cette optique. Le couvrement se trouve parfois même disloqué par l’adjonction de liernes et de tiercerons (Saint-Serge à Angers).Les architectes anglais, un moment séduits par l’architecture française, retrouvent leur indépendance dès la fin du XIIe siècle. Le voûtement n’intervient pas dans la définition de la travée mais joue le rôle d’un couvercle longitudinal: il fusionne, à la partie supérieure, les différents espaces définis par les clôtures. Les horizontales doivent souligner cette dynamique, au détriment des verticales. Le Maître de Wells (1185) renonce à affirmer les doubleaux, qu’il réduit aux dimensions des ogives. Le Maître de Lincoln (1192) lie les clés de voûte par une lierne continue. Parallèlement, les architectes cherchent à intégrer les différents volumes les uns aux autres, déjà à Lincoln (1192), par l’allongement des grandes arcades, mais surtout à Salisbury (1226). La chapelle de la Vierge, de plan rectangulaire, est conçue suivant le parti de l’église-halle. La nouveauté tient au traitement des façades: elles semblent dissociées du monument et conçues comme un placage (Repon, Peterbourgh, Lincoln, Salisbury...).Les architectes de l’Empire n’adoptent qu’avec réticence le déambulatoire et les chapelles rayonnantes (Bâle, Magdebourg); ils obtiennent une dynamique verticale par l’utilisation de pierres posées en délit (Heisterbach) mais se laissent enfin séduire par l’esprit gothique dans le bras sud de la cathédrale de Strasbourg, comme en témoigne le pilier des Anges (1220). Partout ailleurs, l’attachement aux formules traditionnelles s’affirme: à Trèves, avec l’adoption d’un plan centré étranger à la conception gothique, à Marbourg, à travers le parti de l’église-halle.Les architectes espagnols font preuve d’une grande diversité dans leurs choix. Ils demeurent souvent attachés à la conception romane et, lorsqu’ils adoptent l’ogive, ils n’en tirent aucune conséquence stylistique. Ceux de Burgos (1221), de Tolède (1227) et de León connaissent l’architecture septentrionale, les deux premiers sont même familiers de la cathédrale de Bourges. Mais leur choix est trop limité à des solutions spécifiques venues de l’étranger pour pouvoir servir de modèle.La sculptureLa période 1190-1240 est l’une des plus intenses dans le domaine de la sculpture: les cathédrales en cours de construction exigent un vaste programme sculpté. Collégiales et parfois même paroissiales ont les mêmes exigences. L’ampleur donnée aux bras du transept de Chartres est à cet égard exemplaire, même si elle demeure exceptionnelle. En même temps, les ensembles mobiliers se développent: la sculpture funéraire, mais surtout les œuvres destinées aux palais. On constate un renouvellement des thèmes iconographiques: Jugement dernier (Paris), galerie des rois de Juda (Paris), scènes de la vie du Christ sur les jubés, scènes de la vie du saint du diocèse.Le bouleversement stylistique est en fait une remise en cause des recherches maniéristes de la fin du XIIe siècle; il correspond à une volonté de retrouver un accord entre l’architecture et la sculpture. La sculpture doit participer à la dynamique de la façade, au détriment de sa propre finalité. C’est dans cette voie que s’engage une réflexion renouvelée sur le rôle de la draperie par rapport au corps. Elle est chargée de créer le volume par les jeux du tissu, de souligner les formes et de les mettre en mouvement. Le visage doit à la fois exprimer cette tension et s’en détacher dans sa souveraine grandeur. L’équilibre architectural établi à la cathédrale de Chartres se retrouve dans sa sculpture. Il en résulte des œuvres qui allient le sens du volume (par leur projection dans l’espace) et la sérénité. À l’instar de ce qui se passe dans l’architecture, les nuances apportées à ce schéma peuvent être considérables d’un chantier à l’autre.La rupture avec le passé se fait jour à Sens et à Laon, suivant des conceptions différentes qui se rejoindront à Chartres. Le Maître de Sens (fin du XIIe s.) crée la tension en plaquant sur les corps des draperies aux plis très fins et en imprimant aux visages à l’ossature visible un pathétique sublime. Le Maître de Laon (1195-1205) a le goût du monumental tout en libérant le corps et en adoucissant les passages par l’emploi de vêtements aux plis mouillés. Cette formule devait se retrouver dans nombre d’ensembles (à Saint-Yved de Braine, par exemple) mais surtout à Chartres où elle est vivifiée par la conception née à Sens. Durant une quarantaine d’années, les sculpteurs devaient se succéder sur ce chantier pour réaliser l’ensemble le plus important de l’époque. Ils viennent d’horizons différents mais acceptent de se plier à une même vision d’ensemble. Du nord au sud, on peut suivre l’évolution de la sculpture à cette époque. Dans les œuvres les plus anciennes, l’accord se trouve réalisé entre les attitudes et les draperies souples qui les accompagnent. Les visages sont empreints d’une grandeur pathétique, d’inspiration sénonaise. Cette volonté d’humanisation correspond à la création de groupes (Annonciation, Visitation). À Chartres, les sculpteurs de saint Laumer et de saint Avit (bras sud) rompent avec la tradition en dilatant les formes par un jeu nouveau de plis horizontaux.Notre-Dame de Paris joue un rôle important dès les fondations de la façade occidentale en 1210; elle le conservera durant de nombreuses années en raison du nombre des chantiers qui obligent à faire appel à de grands artistes. C’est à Notre-Dame que les bouleversements stylistiques apparaissent régulièrement, mais ils se diffusent si rapidement qu’on finit par en oublier l’origine. À la façade occidentale de la cathédrale, la composition générale, la volonté monumentale, le volume des œuvres, obtenu par la puissance du traitement des draperies, sont les traits les plus originaux. On les retrouve dès la décennie de 1230 à Chartres, à Reims, à Amiens. On note cependant, à Amiens notamment, un certain dessèchement dans le traitement des plis et un alourdissement des formes.En Angleterre, les sculpteurs n’ont guère été sensibles au problème du rapport de la sculpture avec l’architecture. Au refus d’intégrer la façade à l’édifice correspond une indépendance de la sculpture par rapport au cadre architectural. En outre, l’Angleterre ne s’affirme guère dans ce domaine; les créations originales sont étroitement liées à l’arrivée de sculpteurs étrangers. Ce qui explique le conservatisme de la sculpture insulaire à cette époque: le style fluide des draperies dure jusque vers les années 1230 (Wells, Winchester), et même jusqu’au milieu du XIIIe siècle pour la sculpture funéraire.Les sculpteurs de l’Empire montrent, quant à eux, un grand attachement pour le style 1200. Ce courant se trouve revitalisé par l’équipe de sculpteurs appelés sur le chantier du bras sud de la cathédrale de Strasbourg (1225-1235). La rupture avec le style roman y apparaît comme définitive. Les sculpteurs apportent à la conception sénonaise une nuance originale qui tient, entre autres, à la composition en éventail des tympans.En Espagne, la connaissance de la sculpture du Nord apparaît aux portails du transept de la cathédrale de Burgos (vers 1235), mais elle est en fait mal assimilée, et l’iconographie relève encore du passé: le Christ entouré des quatre symboles évangéliques par exemple est la survivance en plein XIIIe siècle d’un thème roman.En Italie, le passage entre l’art roman et l’art gothique prend sa véritable dimension avec la puissante personnalité d’Antelami. Dans la Déposition de Croix (cathédrale de Parme), signée et datée de 1178, il marque une adhésion totale à la plastique romane telle qu’elle est définie à Saint-Gilles-du-Gard. Dans les œuvres plus tardives, il se détache de cette conception par la composition, le volume et le drapé. Elles portent témoignage de sa découverte émerveillée de l’art du Nord. Les créations de l’Italie du Sud sous Frédéric II doivent leur ambiguïté à leur rapport avec l’art antique: comme par exemple les sculptures provenant de monuments de Barletta et conservées au musée de la ville.Le vitrailSi des ensembles entiers ont disparu, le vitrail de la période du «gothique maîtrisé» est cependant mieux connu que celui des époques précédentes. La conservation d’une grande partie des vitreries de Chartres et de Bourges permet de juger des rapports du vitrail avec l’architecture et, en même temps, de la tonalité qu’elle lui donne, variable suivant les heures, les saisons. On a noté, à Chartres comme à Bourges, la multiplication des baies dans le déambulatoire. De dimensions plus importantes, elles sont divisées par des meneaux. C’est donc à l’intérieur des lancettes que le maître verrier doit inscrire son œuvre, ce qui a entraîné sur le plan chromatique une saturation des tons afin d’éviter un effet de trop grande luminosité. On reste cependant fidèle à la tradition romane du médaillon. Mais la diversité est de règle dans une production qui ne se limite pas à Chartres et à Bourges. L’autonomie de la Normandie, de Lyon, de la Champagne, du Laonnais-Soissonnais est évidente dans la palette mais aussi dans le dessin des personnages. Le style 1200 marque encore les verrières de Laon, alors qu’il est abandonné à Chartres et à Bourges. C’est d’ailleurs cette diversité qui éclate dans la nef de Chartres alors qu’elle se réduit dans le chœur, où s’impose le style du Maître principal. Les grands personnages du transept montrent ce retour au monumental déjà évoqué à propos de la sculpture. Certains des artistes de Bourges s’inscrivent dans la tradition chartraine.La peintureLa question de fond que soulève cette période concerne la peinture; on ne peut plus considérer, comme on l’admettait jusqu’à une date récente, le vitrail et l’enluminure comme des relais suffisants de l’art pictural. À l’intérieur des églises, il y avait un décor peint qui prolongeait le rythme coloré des vitraux translucides: mais le maillage original est délicat à restituer. Pour ce qui est du monde civil (palais et châteaux), les témoignages écrits ne sont pas moins explicites, preuve que l’on vivait alors dans une ambiance colorée que nous ne sommes plus en mesure de saisir. Les quelques témoignages conservés de la peinture monumentale (par exemple les peintures murales à l’abside de l’église du Petit-Quevilly, près de Rouen) mettent en évidence le rôle de la peinture dans l’évolution générale des formes.Le jugement doit être plus nuancé pour l’enluminure. Il faut en effet admettre un certain conservatisme qui peut s’expliquer: la clientèle est traditionnelle, les genres ne se renouvellent guère, et surtout les enlumineurs ne participent peut-être pas pleinement à la création comme les architectes. Les Bibles produites en grand nombre en France, mais surtout en Angleterre, comme elles l’étaient à l’époque romane, restèrent longtemps fidèles aux formules anciennes avant d’être touchées par l’art gothique. Celui-ci apparaît d’abord dans les psautiers, genre nouveau, lié à une clientèle nouvelle, qui s’impose aussitôt. Les couleurs franches sont posées en à-plat, les coloris éclatants évoquent l’art du vitrail. La mise en pages, qui utilise des médaillons, doit beaucoup à la composition des verrières. À l’étranger, ce conservatisme est plus marqué encore. Le Traité de fauconnerie et le Poème de Pierre d’Eboli, exécutés en Italie sous le dernier des Staufen, doivent leur caractère unique au fait que les artistes connaissaient l’art du Nord, si l’on en croit le traitement linéaire et les coloris sans modelé de leurs enluminures.Les objets d’artLes objets semblent empreints du même conservatisme, dans la mesure où un jugement peut être avancé malgré l’absence de toute pièce majeure. Deux foyers ont une activité assez remarquable: le Nord et Limoges. Dans le Nord, les œuvres réalisées par le frère lai Hugo d’Oignies, à Walcourt, demeurent attachées aux formules du style 1200, aussi bien les œuvres gravées que celles traitées en repoussé. On y note même pour ces dernières une certaine lourdeur. En revanche, deux techniques sont promises à un brillant avenir: le filigrane et le nielle. L’emploi de celui-ci atteint une rare perfection dans la Croix du Paraclet (Trésor de la cathédrale d’Amiens). À Limoges, la production, jusque-là réservée à des pièces exceptionnelles, s’oriente vers la série après le succès du décor de l’autel de Grandmont (1189). La demande est telle, au début du XIIIe siècle, que des ateliers laïques se constituent. À la technique du champlevé se trouve associée celle du cuivre repoussé ou fondu. Une remarquable organisation commerciale en assure la diffusion à travers l’Europe. Mais cette technique échappe en grande partie aux bouleversements stylistiques contemporains.3. L’art maniériste: 1230/1240-1350Cette période de l’art gothique apparaît aujourd’hui comme l’une des plus importantes. Elle est le lieu de nombreuses interrogations pour l’historien de l’art, qui en mesure depuis peu la signification et la portée. Elle commence par ce qu’il faut bien appeler une révolution stylistique. De nouvelles formes vont aussitôt s’imposer à l’Europe entière, faisant disparaître à tout jamais les derniers centres de résistance à l’esthétique gothique. Pour la première fois, mais non la dernière, Paris devient la référence. La ville retient les plus grands artistes de l’époque, attire les regards de ceux qui ne peuvent s’y rendre ou y rester. Ce triomphe gothique, dans sa nuance parisienne, éclate dans une Europe arrivée au sommet de son expansion: riche, peuplée, ouverte, sûre d’elle-même, une Europe qui a trouvé son rythme et son équilibre. Mais, dès la fin du XIIIe siècle, l’Europe a changé. Une série de crises la secoue: crises économiques qui se succèdent, crises politiques qui traversent nombre de pays à la recherche de leur identité; crise religieuse qui aboutira au Grand Schisme, crise d’autorité du pouvoir civil face au pouvoir religieux. Bientôt des famines puis la Peste noire, à partir de 1347, feront disparaître près d’un tiers de la population de l’Europe occidentale.En même temps, les rapports entre les artistes et les commanditaires sont marqués par un changement radical. Jusqu’à cette époque, la commande relevait du monde religieux. Dorénavant, l’intervention laïque devient prépondérante. Cette modification des commandes ne pouvait rester sans influence sur le style. L’adéquation entre la nouvelle classe de commanditaires et le style rayonnant rend compte du succès de celui-ci. L’individu – qu’il soit pape, monarque ou grand seigneur – y épuise sa soif de pouvoir. L’activité artistique rejoint, comme si souvent, la politique; elle en devient une des composantes.Paris et la révolution stylistiqueL’activité des chantiers parisiens au cours des années 1230-1240 avait attiré de nombreux artistes, d’horizons différents, de formation diverse. Cette rencontre a provoqué une remise en cause assez brutale du style alors accepté: en architecture, la formule définie par le Maître de Chartres; en sculpture, l’accord entretenu avec l’architecture; dans le domaine du vitrail, le règne de la verrière entièrement colorée; pour les objets d’art, l’hégémonie du style 1200. De nouveaux rapports sont alors définis entre le matériau et le style: chacune des différentes techniques évolue désormais selon son propre rythme.Le bouleversement le plus marquant touche l’architecture. Il s’établit suivant deux axes complémentaires à l’intérieur de l’édifice: l’affirmation définitive de la travée comme cellule, le rôle de la lumière ; à l’extérieur, la conception du monument est renouvelée. Le pilier fasciculé succédant au support chartrain enserre la travée depuis la base jusqu’aux retombées des voûtes. Le triforium est éclairé: la paroi de verre est repoussée à l’aplomb extérieur du mur afin d’établir au-devant un passage qui ménage des effets subtils de lumière. Les vides l’emportent définitivement sur les pleins, réduisant ainsi l’architecture à un jeu de quilles reliées par des éléments transversaux. À l’intérieur se développe la cloison de verre, qui joue le rôle d’un tissu conjonctif. La personnalité de l’architecte se définit désormais par le graphisme des supports, des arcades, des baies, de la modénature. La réduction du mur, l’intrusion de la lumière créent une nouvelle conception spatiale, en même temps que les effets de clair-obscur répondent à une sensibilité toute picturale.C’est lors des travaux de reprise du chœur de Saint-Denis que se fait jour cette nouvelle esthétique (1231). Elle s’accompagne d’un agrandissement spectaculaire du transept, dont les murs sont percés d’immenses roses et de l’abandon des doubles collatéraux prévus par l’abbé Suger au profit de l’élargissement du vaisseau central. Les architectes contemporains la reprirent à leur compte: Jean de Chelles, Pierre de Montreuil. Elle se retrouve dans les grandes réalisations contemporaines dont la plus célèbre est la Sainte-Chapelle (entre 1239 et 1248). Sans doute cette esthétique était-elle liée à une nouvelle vitrerie, non pas tant à la Sainte-Chapelle qu’à Saint-Germain-des-Prés, où l’on constate le rôle dévolu à la grisaille. Un nouvel accord chromatique est ainsi réalisé entre plages colorées et verres blancs. Dans le dessin, on assiste à un abandon des formes volumétriques au profit de l’à-plat; les maîtres verriers privilégient le graphisme et simplifient la palette colorée (Sainte-Chapelle et quelques vitraux des parties hautes de la cathédrale d’Auxerre).Dorénavant, la sculpture manifeste une certaine indépendance par rapport à la colonne ou à la niche qui l’abrite. À la Sainte-Chapelle, les statues d’apôtres ne sont plus des statues-colonnes, elles sont accolées au support. Un nouveau canon est adopté: 1/7e qui succède au 1/6e traditionnel. La draperie, autrefois chargée de créer le volume, en devient l’expression: tout se passe comme si le sculpteur avait d’abord conçu un nu. Les plis qui se cassent aux pieds, qui se creusent profondément pour accrocher la lumière, s’inscrivent dans cette optique. La connaissance du corps humain est assurée, à en juger par le Christ montrant ses plaies au tympan du portail central à Notre-Dame de Paris (1240 env.). La froide sérénité qui marquait les visages fait place à une humanité qui enveloppe toute l’œuvre. Il faut ajouter que les artistes ne sont pas insensibles aux effets, aux recherches, à la «manière»: l’élégance est l’un des traits qui caractérisent leurs œuvres. Les orfèvres contribuent à cette esthétique: ils abandonnent les châsses traditionnelles pour un schéma inspiré de l’architecture (Saint-Taurin à Évreux); ils acceptent le nouveau rapport de leur sculpture miniaturisée avec l’architecture. Ces recherches maniéristes, qui puisent largement dans les effets d’ombre et de lumière, se retrouvent dans l’enluminure. La composition est plus libre, le dessin plus délié, les plis soulignés. Enfin et surtout, la palette s’allège jusqu’à laisser deviner le support, le parchemin. La Bible du cardinal Maciejowski et surtout le Psautier de Saint Louis sont parmi les premiers témoignages de ce style aisé.ArchitectureLe succès de cette nouvelle esthétique se marque en architecture par les changements radicaux qui furent imprimés à des édifices en cours de construction: le chœur de la cathédrale d’Amiens, les parties supérieures de Beauvais. Les architectes en tirèrent, dans les constructions neuves, un parti inconnu jusqu’alors. Jean Langlois aboutit dans le projet de Saint-Urbain de Troyes (1262) à une dématérialisation de l’espace par les dimensions données à la cloison translucide, au détriment du mur. Les recherches furent poursuivies pour créer des cages de verre: le chœur d’Évreux (1260), Saint-Louis de Poissy (1299), Saint-Ouen de Rouen. En même temps, l’aspect calligraphique du dessin ne fait que s’accentuer.Le midi de la France, peu touché jusqu’alors par l’art gothique, s’inscrit dans ce courant maniériste lorsque les prélats décident de construire dans le dernier tiers du siècle des cathédrales qui rivalisent avec celles du Nord. À Carcassonne (1269), l’architecte a résolu un délicat problème topographique en fusionnant abside, transept et chapelles en un seul volume. Les architectes de Clermont, Limoges, Narbonne, Rodez, Toulouse montrent en revanche leur indépendance en revenant au triforium aveugle, mais aboutissent à des effets spatiaux intérieurs par dilatation des volumes (Limoges, Narbonne).La nef de la cathédrale de Strasbourg (1240), la cathédrale de Cologne (1248) marquent la rupture définitive de l’Empire avec l’esthétique romane. Les artistes adoptent l’esthétique gothique dans son expression maniériste. L’architecte d’Aix-la-Chapelle réduit le mur à sa plus simple expression. En revanche, les architectes anglais y demeurent étrangers. À Westminster, c’est à la suite de la volonté royale qu’Henri de Reynes s’y plie sans y sacrifier complètement. Cette résistance est encore plus marquée dans le Midi, en Italie et en Espagne. C’est dire que cette esthétique n’inspire pas la totalité des œuvres de l’époque.Les architectes anglais ont rejeté la conception française de la travée, dont la conclusion logique est la clé de voûte, au profit d’un couvrement unificateur. La conséquence a été la libération totale de l’ogive. Elle envahit la voûte à Exeter pour aboutir sur une lierne centrale. Dans la salle capitulaire de Wells, les ogives jaillissent du pilier central comme des baleines de parapluie. Certains architectes, pour obtenir des réalisations plus extraordinaires, ont d’ailleurs renoncé à la pierre au profit du bois. La deuxième originalité de l’architecture anglaise est son décor qui a précisément donné son nom à cette période: decorated style . Décor qui ne se rajoute pas au monument, il participe à sa tonalité. La chapelle de la Vierge, à la cathédrale d’Ely (1321-1349), en marque l’aboutissement: la partie basse est pourvue d’une arcature établie sur plusieurs plans; la partie haute est entièrement percée de baies. L’architecte de Wells (1338) ne s’est pas montré moins audacieux en lançant des arcs tête-bêche pour renforcer les piliers de la croisée. La dernière originalité de l’architecture anglaise concerne le traitement de l’espace. À Ely, après l’effondrement de la tour de la croisée du transept, l’architecte n’a pas hésité à abattre les angles pour établir un octogone ménageant des échappées visuelles exceptionnelles.La nef unique . Ces différents schémas concernent l’église à nef pourvue de collatéraux. Il est une autre formule qui préexistait à cette époque, mais qui prend progressivement une importance nouvelle, et cela dans toute l’Europe: la nef unique. De construction aisée, elle avait en outre par son absence de transept l’avantage de mettre fin à l’inquiétude des architectes gothiques au sujet de l’espace. Ainsi, l’unité intérieure se trouvait résolue d’emblée. Les ordres mendiants ont généralement adopté la nef unique pour des raisons qui ne sont pas seulement d’ordre financier, mais aussi religieux. On la trouve également dans les cathédrales et dans les églises paroissiales. Son volume intérieur était clairement défini par quatre murs, dont le couvrement pouvait être de pierre ou de charpente. Les masses extérieures ne sont pas moins évidentes, avec une enveloppe rectangulaire qu’aucun arc-boutant ne vient encombrer, les contreforts assurant la cohésion des maçonneries. Sur ce schéma très simple, les architectes ont obtenu des résultats variés, grâce à des effets d’ombre et de lumière à l’intérieur du volume: qu’il suffise de comparer par exemple la cathédrale de Gérone en Espagne et la cathédrale de Mirepoix dans l’Ariège. Ils se rattachent sur ce point à la tendance maniériste. La présence de chapelles ménagées entre les contreforts repoussés à l’extérieur de l’enveloppe, les percements répartis avec un rare bonheur permettent les solutions les plus subtiles. L’abside joue sur ce point un rôle singulier grâce à son éclairement spectaculaire qui accentue la pénombre de la nef. Le midi de la France a retenu la formule dans la nef de la cathédrale de Toulouse. L’expression la plus accomplie en est la cathédrale d’Albi, tant par l’ampleur du volume intérieur que par la masse extérieure de l’édifice. Aux Jacobins de Toulouse, l’enveloppe est cernée par les murs extérieurs, les colonnes ne jouent aucun rôle dans la définition du volume intérieur.Les architectes espagnols ont tenté une synthèse entre les deux partis, la nef unique et la nef à collatéraux, en dressant les voûtes des collatéraux à la même hauteur que celles du vaisseau central (Sainte-Marie-de-la-Mer, Barcelone, 1328). À la fin du XIIIe siècle, les architectes florentins s’inscrivent dans une conception assez proche tout en réussissant une étonnante synthèse entre la conception gothique et la tradition paléo-chrétienne alors redécouverte. Les architectes allemands quant à eux ont cherché la synthèse entre l’église-halle et l’église à collatéraux: les hauts supports n’interviennent guère en effet dans les églises des ordres mendiants (Colmar, Erfurt, Ratisbonne).La sculptureLa nouvelle esthétique s’impose en sculpture comme elle s’était imposée en architecture, sur les mêmes chantiers: à Bourges, au jubé et au portail central; à Auxerre, à la façade occidentale; à Amiens, au portail de la Vierge dorée; à Reims, de façon diffuse. Les artistes novateurs travaillent côte à côte avec les artistes plus traditionnels, ce qui produit sur le même chantier des distorsions stylistiques dont Reims est l’exemple le plus célèbre: la Visitation est contemporaine de Joseph (décennie de 1250). Il en est de même à la façade occidentale d’Amiens (1240). Les hésitations disparaissent au portail du bras sud de cette même cathédrale, avec la Vierge dorée et le tympan, et à Reims, au revers de la façade occidentale. En même temps apparaît une interprétation nouvelle du relief: la dalle de pierre est profondément creusée à Reims pour donner un puissant volume aux figures; à Auxerre, les personnages sont traités en très bas relief. Les différentes façons d’accrocher la lumière s’intègrent aux recherches maniéristes de l’architecture. Cette même période est marquée par un trait assez fréquent dans la création artistique, celui de la miniaturisation, c’est-à-dire la reproduction à échelle réduite des œuvres monumentales. Les exemples sont fréquents dans l’ivoire (Couronnement de la Vierge , Descente de Croix , musée du Louvre). Ils l’étaient en orfèvrerie.Dès la décennie de 1260, les formes se trouvent renouvelées à Notre-Dame de Paris par des recherches maniéristes: le tympan du portail Saint-Étienne, aussi bien par sa composition que par les effets obtenus grâce au traitement de la draperie. Les sculpteurs réunis sur le chantier de la cathédrale de Rouen à partir des années 1280 s’inscrivent dans ce courant, qu’ils poussent jusqu’à son point ultime: groupement de statues, liberté de traitement, formes élancées. Le danger existait d’aboutir à un éclatement des formes. Une réaction assez violente se manifeste au cours de la décennie de 1290 au profit d’un nouvel équilibre entre le monumental et le maniérisme (Saint-Louis de Poissy). Celui-ci s’est poursuivi sur les grands chantiers durant la première moitié du XIVe siècle (clôture du chœur de Notre-Dame, Saint-Jacques-de-l’Hôpital, Saint-Sépulcre, à Paris) avec une production très ample, mais de qualité variable. La sculpture funéraire tient à cet égard une place particulière. Le rôle du commanditaire est plus affirmé, ses goûts le portent vers des recherches subtiles, rendant compte du succès de nouveaux matériaux qui succèdent à la pierre: le marbre blanc pour le gisant, noir pour la dalle (Isabelle d’Aragon, Saint-Denis). Un nouveau champ d’activité s’ouvrait aux sculpteurs. Mais Paris n’est pas le seul foyer de la sculpture. D’autres centres ont existé dont on commence à soupçonner l’importance; ils demeurent attachés à une conception monumentale de la sculpture: Troyes, Mussy-sur-Seine, la Lorraine, mais surtout le Sud-Ouest, qui découvre avec ivresse la puissance de la sculpture gothique (Carcassonne, Bordeaux).Comme pour l’architecture, l’Empire a adopté en sculpture sur le chantier de Strasbourg l’esthétique nouvelle. Le jubé (vers 1255) souligne la complexité des rapports des sculpteurs avec Paris. Il s’y affirme une liberté qu’on retrouve à Bamberg, et surtout à Nuremberg (après 1249). Les artistes restent attachés à une conception monumentale de la sculpture, refusant toutes les recherches maniéristes. Les créations sont demeurées en fait isolées; les œuvres postérieures au milieu du XIIIe siècle s’inscrivent davantage dans la continuité (Magdebourg) que dans une volonté de renouvellement: la gesticulation cache à peine le dessèchement formel.Le chantier qui s’ouvre à Strasbourg, en 1280, pour la façade occidentale devait attirer de nouveaux talents. L’entreprise se révèle l’une des plus ambitieuses et des plus remarquables de l’époque. L’iconographie s’y trouve profondément renouvelée, avec l’apparition de nouveaux thèmes (Vierges folles et Vierges sages, trône de Salomon...). Les statues des piédroits sont adaptées aux niches qui les abritent. La draperie redevient un élément essentiel du volume, favorisant par là même les recherches maniéristes. Les ensembles conservés de Fribourg-en-Brisgau, ou détruits de Bâle, s’inscrivent dans ce nouveau courant. C’est encore de Strasbourg que devait partir une nouvelle impulsion lors de la réalisation de la chapelle de la Vierge (1331-1349). Dès cette époque, l’ouverture d’un autre grand chantier souligne les nouveaux rapports établis dans l’Empire avec l’art parisien: Cologne (avant la consécration en 1322). Les sculpteurs en tirent une audace pour rendre le mouvement des corps et pour souligner une élégance des formes qui peut aller jusqu’à une certaine afféterie. Le lien avec le monumental est enfin dissous.Le chantier de Westminster, de par la volonté du roi Henri III, a été d’obédience française. Ailleurs les sculpteurs anglais hésitent entre une tradition insulaire qui s’essouffle vite et un apport étranger. À Lincoln (dès 1256), ils reviennent à une conception plus traditionnelle, ailleurs les hésitations sont constantes, ce qui explique l’extraordinaire diversité des réalisations. Le choix s’affirme enfin lors de l’exécution des croix dressées par le roi Édouard Ier en souvenir de sa femme Éléonore (morte en 1290). Il se fonde sur un juste équilibre entre l’architecture et la sculpture, le volume du corps et les draperies. Ce choix se retrouve également dans les gisants d’Henri III et d’Édouard Ier. Comme à Paris, l’intervention royale est manifeste dans la définition du style. Les sculpteurs insulaires s’y plient, aussi bien dans la sculpture funéraire (gisant d’Édouard II) que dans les œuvres monumentales (façade de la cathédrale de Lincoln).En Espagne, l’ouverture de nombreux chantiers oblige à faire appel à des artistes étrangers (Français, Italiens surtout). Ils suivent les commandes, se déplaçant de chantier en chantier. Ainsi s’explique la mosaïque stylistique que l’on observe dans ce pays. Aucune région, aucun artiste ne réussit à imprimer sa marque personnelle. Aucun chantier ne sert de référence, comme c’est le cas ailleurs. L’attachement à certaines formules romanes devait se prolonger jusqu’à une date avancée du XIIIe siècle. À Burgos, la rupture n’apparaît que dans les parties supérieures de la cathédrale. Le cloître est remarquable par sa diversité de style, par son iconographie (porte), les références demeurant nordiques. Il faut signaler enfin les chantiers des cathédrales de León et de Tolède; sur le chantier de la cathédrale de Tolède, la présence d’artistes italiens est mentionnée.Cette tradition monumentale se retrouve également dans les autres techniques, la peinture en particulier: coupole occidentale de la cathédrale de Cahors (1300), où de grands personnages évoquent par leur coloris l’art du vitrail. On note un éclaircissement généralisé de la palette, éclaircissement que l’on retrouve dans le vitrail mais aussi dans l’enluminure. Maître Honoré, dont la production tourne autour des années 1300, cherche à suggérer le volume par la couleur tout en manifestant un goût pour le dessin. À cette recherche s’ajoute le souci d’intégrer la réalité contemporaine. Tentative qui touche alors tous les domaines de la production artistique.L’art courtoisDès les années 1300, l’art maniériste devait exercer une influence sur l’Europe entière et marquer une grande partie de la production artistique. Son émergence est liée aux princes qui deviennent les commanditaires privilégiés, imposant les thèmes, choisissant les artistes. La communauté d’esprit qui les lie explique la communauté stylistique des œuvres qu’ils ont commandées. Par son charme, peut-être aussi par son accès plus facile, le style courtois séduit aisément. De façon générale, il est lié à de nouveaux matériaux ou à de nouvelles techniques, qui toutes concourent à une recherche de luminosité. Le triomphe du marbre, de l’albâtre ou de l’ivoire, dont la polychromie est abandonnée au profit de quelques accents dorés, répond à l’invention du jaune d’argent pour le vitrail, à celle de l’émail translucide, au goût pour le parchemin, qui joue comme fond, ou à celui des perles pour l’orfèvrerie. L’apparition du tableau de chevalet, qui va bientôt bouleverser les données picturales, participe à ce mouvement général. Cette gamme chromatique nouvelle s’accompagne d’un dessin fondé sur la ligne.La sculptureEn France, c’est dans l’entourage royal et dans celui des grands seigneurs que cette tendance s’affirme. Paris devient rapidement le lieu de production et de diffusion des œuvres sculptées. Il s’y crée des prototypes qui se trouvent aussitôt répétés sans que l’on puisse toujours préciser leur lieu d’exécution. Les sculpteurs, nombreux, ne cherchent plus à renouveler les formes afin de satisfaire une clientèle avide de conformisme. La production atteint des proportions gigantesques, dont l’évolution est impossible à saisir tant les destructions ont été importantes dans le monde laïque. La sculpture funéraire synthétise les différentes tendances mises à la mode par le tombeau d’Isabelle d’Aragon (morte en 1271, Saint-Denis): l’alliance des marbres, les recherches d’élégance, le refus de tout effet dramatique vont marquer la production jusqu’au milieu du XIVe siècle. Les gisants masculins, plus sobres, n’échappent pas à cette préoccupation d’élégance (Philippe le Hardi, Saint-Denis). Masculins ou féminins, les visages s’élèvent à une sérénité toute immatérielle. Les Vierge à l’Enfant , produites en grand nombre, manifestent ce goût de la clientèle: les chefs-d’œuvre y voisinent avec d’autres réalisations uniquement répétitives. La formule se retrouve, identique: une rupture soulignée entre les plis horizontaux qui barrent la poitrine et les plis verticaux de la robe; l’orfèvre de la statuette donnée par Jeanne d’Évreux (1339) s’y plie lui aussi. Cet art subtil marque des sculptures destinées aux autels (Retable de Maubuisson , dispersé entre le musée du Louvre et l’église des Carmes, Paris) et prend sa véritable dimension dans les pièces taillées dans l’ivoire: triptyques, diptyques dus à de grands artistes ou à des artisans.Les autres pays d’Europe n’échappent pas à l’art courtois, mais témoignent d’une sensibilité différente. Son succès en Angleterre s’explique par le rôle de la cour: il est manifeste dans la sculpture funéraire. En Allemagne, les artistes, notamment à Cologne, se trouvent en contact étroit avec Paris. Mais il s’y développe aussi, le long du Rhin, un autre courant lié au mysticisme, et les sculptures dans leur pathétique exacerbé échappent complètement à l’influence de l’art courtois.La peintureL’apparition et le succès immédiat du tableau de chevalet sont des phénomènes majeurs de l’histoire de l’art. Dès les années 1300, il focalise les énergies. Un siècle plus tard, il sera déterminant dans l’évolution des formes. L’indépendance du monde pictural à la suite de l’atomisation du monumental explique sa dynamique propre. D’emblée se pose le problème du rapport des pays septentrionaux avec l’Italie; le résoudre est difficile en raison des importantes destructions d’œuvres. Dès les années 1300, des peintres italiens travaillaient à Paris, à Londres, en Allemagne. De grands personnages collectionnaient déjà leur production (Mahaut d’Artois). Des contacts existaient dont on mesure mal l’incidence. Pour la France, par exemple, la question devient particulièrement délicate avec Jean Pucelle (mort en 1334), célèbre enlumineur, bien en cour, qui connaît directement ou indirectement la production siennoise. Il en retient surtout l’élément courtois, le sens de la ligne et l’élégance des formes. Il montre une sensibilité nouvelle pour les recherches spatiales. Comme on l’a vu pour la sculpture, Cologne est fortement marquée par le prestige parisien. Cette tendance prend une dimension particulière dans les peintures colonaises qui allient l’élégance du dessin à la luminosité de la palette.En Espagne, Juan Oliver témoigne de son goût pour ce style courtois et de son indifférence à toute recherche spatiale lors de l’exécution du réfectoire de la cathédrale de Pampelune (1330). La génération suivante est étroitement liée à l’esthétique florentine et siennoise: ainsi à Barcelone avec la puissante personnalité de Ferrer Bassa (1324-1348). Mais c’est l’Angleterre qui montre le plus d’originalité, grâce à la variété des créations. Il faut dire que Westminster joue un rôle capital, si l’on en juge par les peintures conservées, aussi bien dans l’abbatiale que dans le palais. Ce courant aboutit à l’une des grandes réalisations de l’époque due au second Maître du Psautier de Robert de Lisle (avant 1339).Le vitrailL’invention du jaune d’argent, qui permet de moduler les couleurs du verre teinté dans la masse (vers 1300), allait permettre de varier la gamme chromatique. Il s’ensuit un éclaircissement généralisé des verrières, dont on mesure la portée dans le chœur de la cathédrale d’Évreux. En même temps, le dessin est plus délié. Cette esthétique nouvelle se retrouve dans les grands chantiers contemporains: à Strasbourg, d’où elle rayonnera vers les grands centres de l’Empire (Fribourg), mais aussi en Angleterre.Les objets d’artLa remise en cause, dans l’émaillage, de la technique du champlevé traditionnel au profit d’émaux translucides qui laissent jouer les fonds de métal précieux relève pleinement de cette esthétique du style courtois: le succès a été foudroyant. Les ateliers parisiens ont été rapidement relayés par d’autres centres en France et à l’étranger pour réaliser des œuvres religieuses destinées le plus souvent à une clientèle laïque.4. L’art flamboyant: 1350-1500La réaction à cette tendance maniériste de l’art gothique devait être vive. Elle prend un caractère particulier en raison de sa liaison étroite avec le pouvoir politique. Celui-ci impose une nouvelle esthétique en faisant appel à une génération d’artistes tous très jeunes. Charles IV à Prague, Charles V à Paris, les papes à Avignon, les Visconti à Milan interviennent directement et définissent une finalité différente à l’activité artistique. À compter de cette époque, l’intervention du monde laïque va déterminer les axes de l’évolution des formes. Elles seront tributaires des commanditaires: au temps des souverains va succéder celui des princes et du style international; puis la seconde moitié du XVe siècle sera marquée par l’émergence de la bourgeoisie.Le temps des rois (1350-1380)L’activité artistique concerne dans chacune des capitales les différents domaines, avec une nette prédominance de l’architecture. À nouveau, c’est elle qui retient l’attention générale, qui va provoquer la réunion des artistes. En France, à partir d’une réflexion sur les monuments du XIIIe siècle, on aboutit à une remise en cause des recherches sur la transparence et la lumière et à un retour à la muralité (château de Vincennes). À Prague, l’Empereur, qui avait opté dans un premier temps pour une conception française en faisant appel à Mathieu d’Arras, à Saint-Guy, y renonce, au profit d’une conception révolutionnaire. Peter Parler abandonne le principe de la travée pour une conception unitaire du volume, affirmée par le dessin du triforium et surtout par le mode de couvrement. Cette dominante monumentale marque l’ensemble de la production. Elle apparaît avec netteté dans le domaine de la sculpture qui accompagne à nouveau l’architecture. La conséquence en est une conception plastique qui rejoint celle du début du XIIIe siècle mais qui demeure originale. Les sculpteurs abandonnent la formule éclatée de la première moitié du XIVe siècle dans le traitement des plis pour une vision plus synthétique. Les statues de Charles V et de Jeanne de Bourbon (Louvre) témoignent de ce profond changement par l’ampleur du drapé et la retenue des gestes. Ce changement touche également l’orfèvrerie, qui miniaturise des sculptures (sceptre de Charles V, Louvre), et la peinture. La peinture et l’enluminure rendent compte d’un sentiment nouveau de l’espace, qui se répète aussi bien à Prague ou à Avignon qu’à Paris. La tenture de L’Apocalypse d’Angers (avant 1380), dessinée par Jean de Bruges, fait apparaître une volonté de mise en perspective des scènes et un traitement monumental des corps.Le style internationalLa décennie de 1380 marque une rupture entre les différentes techniques artistiques: la peinture connaît une évolution interne, suivant sa logique propre qui ne tient plus compte de l’architecture ni de la sculpture. La peinture de chevalet a conquis son autonomie. À certains moments, durant ce qu’il est convenu d’appeler le «gothique international», la sculpture cherche à s’en rapprocher.L’architectureDurant près d’un siècle, les architectes vont mener à son point ultime la conception élaborée précédemment. En France, l’évolution se fait en deux temps. Dans le premier, qui pourrait s’intituler l’âge des princes, se dressent des résidences somptueuses qui cherchent à rivaliser entre elles. Les châteaux des princes aux fleurs de lys se différencient par exemple par le traitement de leurs superstructures. En même temps, on assiste à un progrès des aménagements intérieurs déjà esquissés sous Charles V (escalier à vis en hors-d’œuvre, galeries, différenciation des espaces, circulation), sans oublier les décors souvent remarquables. Dans un second temps, qui correspond à la fin des hostilités avec l’Angleterre, on assiste à la reconstruction d’un pays meurtri. Elle touche certes les campagnes, mais surtout les villes, dont les bâtiments, jusque-là de bois, sont désormais en pierre. L’architecture civile, l’architecture édilitaire rivalisent avec l’architecture religieuse. C’est cependant celle-ci qui permet de définir la réalité contemporaine. Elle marque un éclatement formel qu’avait connu l’époque romane, mais qui avait disparu à l’époque suivante. Des groupements régionaux se constituent à partir d’un certain nombre de données identiques. Parmi celles-ci, la spatialité, qui marque une nouvelle étape à travers une recherche de fusion entre les volumes: les grandes arcades s’allongent encore, l’église-halle réapparaît, l’élévation se réduit à deux niveaux avec la suppression du triforium. On assiste en même temps à un retour aux grandes surfaces nues des murs et à leur réduction due à la dimension des fenêtres supérieures. La travée n’apparaît plus comme l’élément fondateur du volume intérieur: les supports tendent à se fondre avec le mur; le couvrement se complique avec l’apparition de liernes et de tiercerons. Les variétés régionales nuancent fortement ces principes de base: l’Île-de-France demeure attachée à des formules très simples, par proscription du décor, alors que la Picardie se laisse envahir par un goût du décor qui finit par occulter les lignes maîtresses. Partout, la maîtrise technique des tailleurs de pierre s’affirme.L’Angleterre a été confrontée à une semblable révolution architecturale, à laquelle on a donné le nom de «style perpendiculaire» d’après le dessin des baies. Il s’agit avant tout d’une définition nouvelle du volume intérieur et des masses extérieures, qui s’exprime par son extraordinaire simplicité géométrique. S’y ajoute en contrepoint le mode de couvrement. Depuis le cloître de Gloucester (vers 1381), les architectes ont adopté une nouvelle technique de voûte en éventail (fan vaulting ) dont résulte l’effet dynamique: les voûtes éclatent en dessins étoilés. L’analyse de la construction montre, ici aussi, une maîtrise dont la chapelle Henri VII (1502), à Westminster, est l’aboutissement.Dans l’Empire, Peter Parler avait remis en cause de façon fondamentale la notion française de la travée au profit d’une conception homogène de l’espace. La distinction entre supports et couvrement devait servir d’axe de recherches aux architectes contemporains. Le renouveau de l’église-halle s’inscrit dans cette voie. La recherche ultime dans ce domaine est celle de Benedikt Ried, dont les réussites sont dues à des prouesses techniques spectaculaires: à la salle Vladislas (1493), au château du Hraschin, il donne une largeur encore jamais atteinte de 16 mètres pour une hauteur sous voûte de 13 mètres.La sculptureLes sculpteurs qui suivent la génération de 1380 s’inscrivent dans son sillage tout en donnant à leurs œuvres des nuances importantes. La richesse de la production durant près d’un siècle et demi ne permet pas d’en reconnaître les principaux axes. La variété est le fait de personnalités hors de pair, qui s’affirment comme des artistes, au sens moderne du terme. Certes ils demeurent soumis aux aléas de la commande, mais ils lui impriment un caractère personnel. Il s’ensuit une histoire de la sculpture française difficile à établir clairement. Claus Sluter (1389) à Dijon se rattache à la tradition parisienne, avec laquelle il rompt en même temps par un lyrisme inédit (chartreuse de Champmol). Ses successeurs vont se situer par rapport à cette position paradoxale: Claus de Werwe (neveu de Sluter), Jean de la Huerta, Antoine Le Moiturier. Chacun d’entre eux abandonne le souffle épique, mais retient le principe de l’hégémonie de la draperie. Il en découlera, pendant plus d’un demi-siècle, une dialectique originale. Jean de Cambrai, contemporain de Sluter mais travaillant au service du duc de Berry à Bourges, s’oppose à cette conception pour défendre une élaboration de l’œuvre à partir de la juxtaposition de formes géométriques unifiées en volume par la draperie. Dans la seconde moitié du XVe siècle apparaissent, comme en architecture, des foyers régionaux liés à la personnalité d’artistes souvent restés anonymes (Michel Colombe dans le centre de la France; la région de Troyes; la Lorraine; la Normandie).En Angleterre, c’est la venue de Jean de Liège en 1365-1367 qui a donné une nouvelle impulsion à la sculpture (tombeau de Philippa de Hainaut, Westminster). Les sculpteurs insulaires se situeront par rapport à cette œuvre insigne. L’Empire offre un visage plus ambigu: il est séduit par le courant international tout en restant attaché à la tradition monumentale (cathédrale de Cologne). La seconde moitié du XVe siècle marque la totale indépendance et la puissance d’invention des sculpteurs. Hans Multscher (qui était également peintre) et surtout Nicolas de Leyde (1462-1473) bouleversent la tradition en introduisant dans leurs œuvres un mouvement saccadé de lignes brisées et un réalisme exacerbé. Veit Stoss s’inscrit dans cette voie. Bernt Notke, qui travaille à Lübeck entre 1469 et 1509, s’oppose à cette formule en renonçant à la polychromie pour mieux faire ressortir les formes tourmentées.La peintureL’histoire de la peinture apparaît plus contrastée, avec une réaction qui se veut dramatique contre l’emploi de formules répétées et souvent épuisées. Courajod a donné le nom de « gothique international» à ce courant, qui se rattache au style courtois de la première moitié du XIVe siècle et qui fut mis à l’écart entre 1360 et 1380. Il réapparaît dès les années 1380 dans toutes les cours européennes; celles des princes aux fleurs de lys (parents du roi de France Charles V), celle de Venceslas en Bohême, celle des héritiers de Jean-Galéas Visconti, à Milan, à Sienne enfin. Il se définit à la fois par la souplesse des formes, par la grâce des courbes, par le goût des couleurs aux tons rompus et aussi par un certain irréalisme. Les peintres du duc de Berry en sont en France les plus remarquables témoignages, mais on leur doit également d’avoir introduit dans la peinture les premiers paysages. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le succès de la tapisserie, qui accentue encore cet irréalisme, et celui d’une nouvelle technique: l’émail opaque sur or, l’émail faisant ainsi disparaître l’or qu’il recouvre (Le Petit Cheval d’or d’Altötting). Le goût devait s’en prolonger jusqu’à une date très tardive dans toute l’Europe (reliquaire de Charles le Téméraire, œuvre de Gérard Loyet, 1467-1468, cathédrale de Liège).Le deuxième courant qui devait aussitôt triompher dans l’Europe entière est représenté par les peintres flamands au tournant des années 1400. Certes, il s’était déjà exprimé (Broederlam), mais il prend désormais une dimension nouvelle. Les peintres s’affirment par leur réaction violente à l’irréalisme du gothique international, et dans leur volonté de traduire la réalité. C’est au nom de ce réalisme et grâce à celui-ci que les peintres remportent un large succès auprès de la bourgeoisie triomphante. Le mouvement s’inscrit dans un cadre plus large, auquel participe la philosophie avec Ockham. En même temps, l’iconographie, renouvelée de façon fondamentale, a plusieurs niveaux de lecture: l’un est celui de la réalité immédiate; l’autre, qui se rattache à la Devotio moderna , affirme que cette réalité familière en recouvre une autre cachée, d’ordre spirituel.Le grand initiateur est le Maître de Flemalle, souvent identifié avec Robert Campin (1378 ou 1379-1444), à Tournai; ses œuvres marquent une rupture avec le gothique international par leurs recherches de perspective, la réalité des paysages ou des intérieurs reproduits, par le dessin des personnages, et surtout par la monumentalité qui exclut l’arabesque. Jan Van Eyck (1422-1441) adopte cette esthétique, il lui ajoute la perspective atmosphérique, la recherche de la préciosité et surtout la confrontation avec de grands sujets (L’Agneau mystique , cathédrale Saint-Bavon, Gand).Rogier Van der Weyden, collaborateur de Campin, tente la synthèse de ces deux conceptions différentes grâce à un goût renouvelé de l’arabesque, dissimulé sous une palette éclatante. Il va devenir la référence obligatoire d’un grand nombre d’artistes flamands et allemands. Hans Memling (mort en 1494) montre à cet égard une certaine indépendance dans son goût pour la narration. Dès la génération suivante, des peintres manifestent une certaine liberté par rapport à ces grands modèles, liberté qui s’explique, pour une grande part, par la connaissance directe ou indirecte de l’art italien: Gérard David (1460-1523), Juste de Gand, Hugo Van der Goes (mort en 1482). Cette complexité des rapports avec l’Italie touche également l’œuvre du peintre français Jean Fouquet (mort en 1481) après un voyage en Italie (avant 1447). Il saura se détacher de cette influence à la fin de sa carrière pour retrouver un rythme gothique. Enguerrand Quarton, le Maître de Moulins demeurent fidèles à cette tradition septentrionale dans un refus clairement affirmé. Les peintres espagnols sont soumis à de semblables tendances. Ils demeurent attachés à la tradition de la Flandre, et certains artistes comme Lluis Dalmau (1431-1460), par exemple, n’hésitent pas à s’y rendre. Après de multiples hésitations, nombre de peintres se laisseront gagner par l’esthétique italienne.5. L’Italie gothiqueL’Italie des XIIIe et XIVe siècles soulève le délicat problème de ses choix stylistiques. Au XIIIe siècle, comme on l’a récemment mis en lumière, des références nordiques se font jour; au XIVe siècle, la tendance sera inversée, les artistes nordiques s’ouvrent à l’esthétique nouvelle venue de la Péninsule. L’épisode d’Avignon qui fait appel à Simone Martini apparaît comme l’aboutissement d’une réelle fascination entre les deux cultures. Cependant, en profondeur, le Nord et l’Italie poursuivent chacun une voie qui s’affirme dans son autonomie. Dans l’Italie du XIIIe siècle, la référence fondamentale reste l’esthétique byzantine, avec laquelle Pisano et Giotto ont réussi à rompre. Nicola Pisano, en sculpture, renouvelle fondamentalement la formule lorsqu’il exécute la chaire du baptistère de Pise (1260). Il fonde sa nouvelle esthétique sur une connaissance très approfondie de l’art antique sur lequel les artistes de Frédéric II avaient déjà attiré l’attention et dont il avait admiré quelques sarcophages au Campo Santo; mais aussi sur la sculpture française du début du XIIIe siècle, qu’il avait sans doute connue directement. Ses deux adjoints lors de l’exécution de la chaire de Sienne (1265), Giovanni, son fils, et Arnolfo di Cambio, adoptent une voie différente. Le premier se veut «gothique», si l’on en croit les œuvres destinées à la façade de la cathédrale de Sienne (1314-1319), et réalise à la fin de sa vie la synthèse entre cette esthétique et l’art antique. Quant à Arnolfo di Cambio (mort en 1302), il tente de renouer avec une conception plus monumentale lors de l’exécution d’importantes commandes: par exemple le saint Pierre coulé en bronze à Saint-Pierre de Rome.En peinture, Giotto fait pendant à Giovanni Pisano (1266 ou 1267-1337). Il rompt lui aussi avec la tradition byzantine et témoigne d’une culture nordique tout aussi affirmée. Sa personnalité apparaît sans ambiguïté dans les œuvres postérieures au chantier de Saint-François-d’Assise, ce dernier, réalisé par de nombreux artistes, posant de difficiles problèmes d’attribution. Dans la chapelle Scrovegni à Padoue, dans les chapelles Bardi et Peruzzi à Santa Croce de Florence, Giotto a maîtrisé la question du rapport entre le monde plan et l’espace et réussi à exprimer l’histoire dans son mouvement. C’est cette inquiétude qui le conduit à prendre en compte l’architecture et la sculpture (campanile de Florence). À Sienne, Duccio (1260 env.-1380) s’oppose essentiellement à cette conception monumentale lorsqu’il exécute la Maestà (1308-1311), dont le succès immédiat met en évidence la correspondance de son style avec la sensibilité contemporaine. Il fait éclater dans toute sa production un goût pour les jeux de courbes et les couleurs saturées, montrant ainsi qu’il participe au gothique international. Simone Martini (mort en 1344) se rallie à cette esthétique dont il assure le prodigieux succès par une étonnante aisance du dessin et un coloris d’une rare subtilité. Les deux frères Lorenzetti restent étrangers à ce raffinement extrême au profit d’un goût certain pour la narration. Dans sa conception monumentale, Ambrogio montre une ouverture à l’art de Giotto, resté jusque-là étranger à l’école siennoise.Le prodigieux mouvement lancé dans l’Italie du Nord par Giotto et par Duccio sera brutalement interrompu par la Peste noire en 1348. La moitié de la population des villes de Florence et de Sienne disparaît. Le traumatisme est si fort qu’il provoque un accroissement des commandes au contenu religieux, les artistes demeurant fidèles à la double tradition du début du siècle. La rupture définitive avec le passé devait se réaliser au début du siècle suivant avec Donatello et Masaccio.Un siècle plus tôt que dans les autres pays d’Europe, une voie nouvelle était ainsi tracée en Italie qui devait bouleverser à tout jamais le monde de l’art. La rupture qui se fait jour de la sorte en Italie aurait pu se réaliser plus tôt dans certains pays du nord de l’Europe. Certains esprits y étaient prêts. La reprise de la guerre de Cent Ans a sans aucun doute interrompu un processus et a même provoqué un retour en arrière. Le mouvement reprit son cours normal dans la seconde moitié du XVe siècle, la paix étant revenue. L’adoption du style nouveau n’obéit à nul phénomène mécanique: elle est liée à une nouvelle conception du monde, celle de l’humanisme. Les formes élaborées pendant un siècle par les plus grands artistes italiens furent alors retenues, sans être toujours comprises. Elles ouvraient des voies nouvelles dont les perspectives incitaient à se détourner des anciens modèles.
Encyclopédie Universelle. 2012.